L'homme marchait seul, cherchant l'homme qu'il était avant le commencement du monde.

Charlotte O'Streack



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PAUVRE RONALD REAGAN

 

1/4/85 

Avant propos 

J'ai vu un soir sur une chaîne de télévision américaine la célèbre émission d'actualité "60 minutes"; l'un des sujets traités était un "trade show" rassemblant je ne sais combien de prédicateurs utilisant les médias pour faire passer leur message.

Je ne porterai pas de jugement sur les techniques utilisées ainsi que sur leur science du marketing.

Je suis moi-même croyante, de n'importe quelle religion puisque je ne pratique pas.

Nous sommes dans un monde occidental réputé libre et les Etats Unis se sont toujours faits les champions de cette liberté. R Reagan jouit actuellement d'une popularité écrasante, qui lui donne une influence sur les familles américaines que peu d'individus ont eue, si cela a jamais existé.

R Reagan a répondu à l'invitation des organisateurs de ce trade show et a ainsi endossé les déclarations qui y ont été faites. Et c'est là que le bat blesse car il a été dit que les croyants de telle religion auraient droit à la vie éternelle.

Permettez-moi de rappeler que ce concept de vie éternelle fait partie de la majorité des religions bien qu'elles le nomment de façon différente. Excusez-moi du peu, mais voilà le champion toutes catégories des libertés qui endosse des déclarations qui enlèvent l'espoir à des millions d'américains et à des milliards d'êtres humains, et sème le doute dans leurs esprits. Je m'en suis inspirée.      


Je déambulais sur ce chemin caillouteux depuis ce qui me semblait être des siècles.

Peu à peu mes compagnons m'avaient laissé avec un sourire affectueux; Ils ne m'avaient pas abandonné, ils avaient quelque chose à finir et ne pouvaient pas terminer le voyage avec moi; Mais leur amitié était autour de moi.

Je m'assis un instant pour reposer mes pieds; maudites sandales, une trop grande, l'autre trop petite...

Je pensais un instant comment tout avait commencé.

Il y a quelque temps - J'ai définitivement perdu le sens de la mesure - je déjeunai avec ma famille et quelques bons amis. Par un heureux hasard, alors qu'ils vivaient tous aux quatre coins du globe, ils étaient tous de passage en ville en même temps. Par hasard, parce que nous avons toujours laissé à ce complice qu'est le destin, le choix des jours et lieux de nos rencontres.

Laissez-moi me souvenir, il y avait: Jenny, ma femme... actuelle. En fait, on n'est pas vraiment marié mais ma légitime, un beau matin elle est partie; Marie-France, elle s'appelait, tout un programme avec deux noms pareils.

Après son départ, sa meilleure amie, Jenny, est venue s'occuper des enfants, et un peu du ménage parce que moi j'ai jamais été très fort pour ça, les aiguilles, le tablier et laver, bref je suis pas un homme de maison. De fil en aiguille, avec Jenny nous avions de l'amitié, puis de la tendresse et... sept petits.

Remarquez le septième je ne sais pas parce que... il est noir. Remarquez j'ai rien contre, et puis elle est si jolie Jenny... alors je fais comme si je ne voyais pas la différence; d'­ailleurs avec mon air con et ma vue basse c'est facile, avant c'était plus dur, j'avais un œil d'aigle mais maintenant... tenez même le père du petit je vois plus qu'il est noir;

Ne soyez pas surpris, bien sûr que je le connais le père, il est arrivé un jour en ville et il est jamais reparti; ce qui est dommage c'est qu'il habite si loin alors il voit pas souvent son fils; mais je pense que maintenant que je me fais vieux, on devrait faire chambre à part avec Jenny, je ronfle et la pauvre, elle dort pas; alors je vais aménager la chambre au dessus du garage pour moi, elle gardera notre chambre et lui, il n'aura qu'à prendre la chambre du bout du couloir; rien que le sourire de son petit quand il va savoir, ça me réchauffe les os; c'est qu'à 99 ans et 288 jours je sens un peu la fatigue et, même si je n'ai rien perdu de mes ardeurs, je suis un peu moins fringuant qu'avant; n'en parlez pas à Jenny, elle n'a que cinquante ans et elle se ferait du souci.

Je disais donc, Jenny et les sept petits, Dreyfus le père du dernier (il vient de... enfin là où il y avait une prison, moi les noms j'ai du mal) Et puis il y avait : Michèle, ma grande amie; on se connaît depuis 79 ans et 288 jours. Elle est plus âgée que moi, je suis de 29 et elle de 18. Mais non elle a pas 110 ans, je suis du 29 octobre et elle du 18, à notre âge c'est les jours qui comptent, les années pfuit, balivernes, sans intérêt, pas de consistance.

Une journée, ça oui ça parle, vous pouvez la regarder passer sans avoir besoin de fermer les yeux. Vous restez assis sur le banc devant la porte; à 5h30 demain matin le soleil se lève. Vous, vous arrivez à 5h30, soyez pas en retard car le soleil est attendu de partout; j'ai jamais vu quelqu'un avec un carnet de rendez-vous pareil. Donc à 5h30, et vous regardez et la journée passe devant vous.

D'abord silencieuse, jusque vers 6h30, puis là les premiers levés vont chercher le pain et le journal.

J'aime bien le journal, je le lis pas; en fait je l'ai jamais lu mais avant je regardais les images; mais maintenant avec mes yeux...

A tout prendre j'aurais dû perdre mon air con ça m'aurait moins gêné, encore que... c'est pas sûr...

Après ça, vers 8h00 c'est les petits qui vont à l'école, ça crie, ça se chamaille, ça court, ça pleure... Il y a les plus grands qui reluquent les filles l'air de rien. Finaux! On dit que la mode revient aux mini jupes, veinards!... Moi je me souviens lorsqu'elles sont arrivées la première fois il y a trente ans, je me tenais au coin de la place là où il y a du vent... et je vous jure la Jenny elle en revenait pas le soir.

Après, ça se calme jus­qu'à 11h30, sortie de l'école, rebelote, comme le matin. A 2h ils y retournent et Jenny va voir Dreyfus; enfin bientôt elle aura plus besoin d'y aller, elle se fatiguera moins.

A 5h les petits rentrent, les plus vieux n'arrêtent pas de se raccompagner jusqu'à 6h30.

Des fois il y en a qui traînent, et les parents les cherchent en criant. Moi si on me demande, j'ai rien vu et avec mon air con...

Vers 7h les estomacs commencent à crier et c'est un concert de fourchettes. C'est dommage que monsieur Wolfgang il soit plus là, lui je suis sûr il en aurait fait un opéra.

Après c'est la télé, la porte du bistrot qui laisse passer quelques hommes. Moi je regarde que le ballon à la télé; ils ont un nouveau, Platini il s'appelle, il fait un malheur.

J'aime bien les films d'amour aussi mais Jenny elle veut pas que mon cœur il lâche, alors je regarde pas.

Remarquez, la semaine dernière quand Marseille a battu St Etienne en finale de la coupe de France à la dernière minute de jeu, ça a bien failli être pire qu'un film d'amour; Il faut dire que je suis de la belle de mai, alors...

C'est pas un beau nom ça, la belle de mai ?

On m'a dit qu'à Neu Yock ils ont pas de nom à leurs rues, rien que des numéros et que lorsque tu montes dans un taxi pour savoir le prix de la course, tu divises l'âge du chauffeur par le numéro de la rue. C'est pour ça qu'ils ont pas de jeunes chauffeurs, c'est pas payant.

Mais non, on s'est pas moqué de moi ! Moi, j'ai le fils de mon frère il y est allé et c'est lui qui me l'a dit.

Après ça tu es tout seul, c'est la nuit, tu vois les étoiles, elles scintillent que pour toi.

Puis doucement vers l'Italie tu vois une ligne qui vient. C'est Michel Ange qui la fait, on me l'a dit; ça doit lui faire un drôle de travail tous les matins, mais pour une fois où un Italien fait quelque chose de beau, c'est pas comme Mussolini... enfin c'est vieux tout ça.

Donc Michel Ange tous les matins il trace sa ligne; C'est jamais à la même heure et elle avance, mais c'est fait exprès, c'est réglé; C'est Léonard de Vinsi qui est allé à Grenvich, il s'est mis d'accord avec les Anglais et depuis ça marche. C'est la plus belle réussite du marché commun. Alors cette ligne elle avance, tu sais comme le quinze de France avec Cam­berra Berrot, ça avance un peu courbe, et c'est l'essai et le soleil se lève.

Les Anglais ils y comprennent rien, tous les matins on leur met un essai et ils savent pas comment. Moi je crois que c'est Léonard quand il est allé à gren­vich il a dû faire quelque chose au méridien. Mais non les Italiens ils nous mettent pas un but chaque matin; D'accord c'est Michel Ange qui trace la ligne chaque matin mais Platini il est français, il faut pas exagérer. 

Je disais donc Michèle qui est de 18, elle était là et ses yeux pétillaient en me regardant et je crois qu'elle est enfin amoureuse de moi. Comment ça c'est pas important, c'est tout ce qui nous reste avec la ligne de Michel Ange.

Et puis il y avait : L'Auvergnat. Il est arrivé un jour en me disant " je viens de la part de Georges, il vous envoie le bonjour ", il est jamais reparti. Remarquez, il prend pas de place et il s'occupe du bois. C'est un spécialiste du bois. Il m'a dit que ça lui est venu un jour où il a vu passer un prisonnier avec des gendarmes, enfin une sombre histoire de misère que je préfère pas y penser. Ce qui m'embête un peu c'est que j'ai jamais connu de Georges, à moins que la mémoire ce soit pas comme l'air con...

Il y en avait un autre, un drôle, jamais rasé qui portait son plat à barbe sur sa tête et il était toujours en train de chercher sa jument dulcinée. Mais dites un jour ça a été moins une que j'ai des histoires avec le meunier; Il était monté sur Dul­cinée et il voulait attaquer le moulin. Enfin j'ai sauvé la situation et depuis il me raconte ses voyages; Il est allé partout cet homme, et ça à cause d'une femme... rossinante elle s'appelait. Il m'a jamais dit si il l'a trouvée, moi j'ai pas osé lui demander.

Avec lui il y en a un autre que j'aime moins, c'est Pancho Villa. Je le comprends pas cet homme, il est parti avec l'autre, toute sa vie il a couru après une femme qu'était même pas à lui... et puis des fois il me ressemble trop... enfin c'est l'ami d'un ami, alors Pancho Villa il peut rester aussi. C'est bizarre Pancho comme nom à donner à une maison. Remarquez qu'il en trouvera pas d'autre, alors que villa des hirondelles, il en trouvera partout.

Il y en avait un autre, on a jamais su si c'était un homme ou un cheval. Il a dit à tout le monde qu'il avait été cheval et qu'une baronne l'avait transformé. Encore une sombre histoire. Enfin il a raconté de belles histoires, un peu tristes des fois, mais belles alors...

Il y en avait un autre, un drôle celui là, un curé; Toute sa vie il m'a em­merdé pour que j'aille à la messe; je m'y suis habitué, et puis après sa harangue quotidienne, il lève le verre comme pas un. Il y a des mauvaises langues qui disent que c'est à cause que le matin il y va un peu fort sur le calice. Bien sûr à la troisième messe il est fait. Il y a quelques années ils ont voulu nous l'enlever, ils disaient qu'il était trop vieux. Là je me suis mis en colère, je suis descendu voir son syndicat, ils m'ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire, qu'il avait la limite d'âge. Alors je suis allé voir son patron et je lui ai dit tout net " Si vous nous l'enlevez ce sera la guerre civile, on jettera tout le vin, on attaquera vos convois d'hostie, les petits iront plus au catéchisme " le patron m'a regardé et il m'a demandé " pourquoi vous voulez tant le garder ? " parce que, parce que, et j'ai pas de comptes à vous rendre ". Mes raisons ont dû être bonnes car ils ont changé la loi et le syndicat a dit qu'ils l'avaient réintégré. Vous comprenez, moi j'aime pas changer mes habitudes, et si je le voyais plus arriver le matin au bistrot pour venir m'emmer­der avec ses histoires de messes, je sais pas, j'en perdrais l'appétit. Au moins avec lui il reste l'espoir qu'un jour il dise la messe au bistrot.

Il y en avait un autre, il est bizarre, celui là on l'appelle OVNI, ça veut dire celui qui veut voler et qu'on ne comprend pas, en grec. C'est paraît-il un poète venu d'ailleurs. Il ne parle pas, il rit tout le temps même quand il pleure. Ces poètes je les ai jamais compris mais au moins celui là il se prend pas pour un autre.

Et puis il y avait Marie-France. Et oui ma femme d'avant Jenny. Il y en a qui disent qu'elle travaillait avec des hommes à Marseille; elle faisait des tapis verts et paraît-il le nom est resté à la rue. Je savais qu'elle était forte mais travailler avec des hommes c'est pas rien. Remarquez, elle a vieilli, ho là là qu'est ce qu'elle a vieilli ! Ce qui est dommage c'est qu'elle y a laissé son sourire dans les tapis; c'est pas un métier pour une femme faire le tapis; Je vous jure on aura tout vu; comme si un homme avait pas assez de ses mains pour faire son travail lui-même... Enfin je sais au fond de moi qu'­elle va en faire d'autres de sourires un jour...

Enfin il y avait Paulette, la femme chauve. Oh elle a pas toujours été comme ça mais c'est les allemands qui lui ont donné une maladie pendant la guerre et lorsqu'ils sont partis en un tour de main elle a perdu tous ses cheveux. Tous les gens autour d'elle lui montraient ses cheveux qui tombaient. Elle s'est mise à pleurer et depuis, elle s'est plus arrêtée. Elle pleure en silence deux larmes sans fin et des fois elle regarde dans sa main un médaillon dans lequel un homme des commandos marocains, venus sauver la patrie, avait glissé une mèche des cheveux de Paulette.

C'est le petit dernier, vous savez Dreyfus et Jenny et tout ça; oui c'est le dernier qui un jour l'a ramené à la maison par la main. Il est surprenant cet enfant, toujours en train de ramasser tous les animaux blessés comme s'il savait quelque chose que nous ignorons. Un jour j'ai essayé de le faire parler; "je sais pas papa m'a t il répondu, la seule chose que je vois c'est que ça doit être dans ma peau noire". Allez savoir.

Donc ce jour là, nous étions tous assis autour de la table, à manger et à boire; le barbu au plat à raser nous raconta comment il avait combattu tous les moulins qui étaient dans la manche; ça devait être des moulins à eau.

L'auvergnat a allumé un grand feu qu'on avait pas be­soin, mais des fois qu'il passerait quelqu'un qui ait froid il gardait toujours un feu en train.

Le cureton nous dit que tout compte fait il dirait les vêpres ici; c'est pas le bistrot, mais c'est juste en face.

Pancho villa avait du mal à faire comprendre à son copain que l'homme cheval n'était pas Dulcinée.

Michèle ne me quittait plus des yeux et je crois bien qu'elle chuchotait; j'ai dressé l'oreille mais je dois devenir sourd car j'ai entendu "t'aime ".

L'homme cheval nous parla d'Amsterdam qu'il connaissait très bien car il avait été marin.

OVNI a un moment donné est monté sur la table, il a dit un poème à vous couper le souffle; attendez que je me souvienne.

C'est ailleurs

Que j'ai vu Les hommes voler,

D'un simple sourire

Ils s'envolent et

Evoluent en planant

Au milieu des cerfs volants

Lorsqu'ils aiment

Une femme

Ils passent doucement

Au ras des arbres

Et lui volent

Un baiser

Et ça fait des ballets

A vous agrandir

Les yeux

Et les enfants rêvent

A leur premier baiser.

Après ça il y a eu un moment de silence et je vous jure j'ai vu ses pieds décoller. Oh pas beaucoup, mais je suis sûr que s'il fait un effort la prochaine fois c'est la bonne.

Marie France et Paulette essayaient de timides sourires.

Dreyfus regardait Jenny qui regardait Dreyfus.

Les moutards faisaient un bruit d'enfer et d'un coup je me suis souvenu de Georges et je me suis senti comme soulagé.

 

On a frappé à la porte.

- entrez

Une vieille femme est entrée; vieille mais belle, belle comme un raisin qui a trop pris le soleil.

- Monsieur Victor ?

- c'est moi, mais il y en a peut-être d'autres, j'ai entendu parler d'un certain Hugo...

- non lui, je suis déjà passée. On vous demande d'urgence et nous devons partir tout de suite car on a pris du retard. Je vous cherche depuis vingt ans mais personne ne savait où vous étiez, on vous avait perdu de vue.

- laissez-moi préparer une valise.

- ce n'est pas nécessaire, là où nous allons tout est prévu.

- comme le gouvernement, quoi ?

- en quelque sorte, mais en mieux organisé.

Là dessus comme un seul homme ils se sont tous levés.

- on vient nous aussi.

- ma foi, j'ai pas d'instruction à ce sujet. Vous pouvez venir jusqu'à la frontière, là nous aviserons.

Et nous voilà partis par monts et par vaux. Nous n'étions pas partis sans munitions et notre voyage prit vite l'allure d'une vaste ripaille. J'ai même surpris Jenny et Dreyfus, enfin... au fait il faudra que je leurs dise pour la chambre. Nous sommes finalement arrivés à la frontière; c'est étonnant, je ne connaissais pas ce coin.

- mes amis j'ai l'honneur d'avoir été choisi pour parler au nom de tous. Vous ne pouvez pas aller plus loin et puis vous avez des choses à finir, je continuerai seul.

C'est la vieille qui m'avait soufflé tout ça. Ils sont tous venus m'embrasser et à bientôt. C'est là que j'ai mis les sandales mais les pointures étaient mélangées. Enfin cheval donné on y regarde pas les dents.

On m'a permis de garder mon air con en me disant que ça pourrait me servir. Puis j'ai marché longtemps et vous m'avez trouvé assis sur cette pierre. D'­ailleurs il va falloir que j'y aille parce que la vieille elle m'a dit que j'étais en retard.

C'est bizarre ici on voit rien mais on entend tout; il n'y a que des pierres sèches mais on entend le vent dans les arbres et un ruisseau qui coule nulle part. Mais il y a autre chose, comme un murmure;

D'un coup au détour du chemin je rentre dans une espèce de grand couloir entre deux montagnes et je vois d'où vient le murmure qui ici fait autant de bruit qu'un train. Ils sont des milliers à jacasser, à s'engueu­ler, pire qu'au marché le dimanche.

Moi je continue à avancer et sans même me regarder ils s'écartent. J'arrive à un barbu qui est debout à un lutrin, un peu comme un maître d'hôtel dans les restaurants chics; ça me rappelle qu'un fada à la belle de mai, il était venu de Paris et il avait voulu faire pareil. Nous l'avons chassé, pas méchamment, à coup de mépris et de tables vides. Comment ça, c'est pas gentil ? Nous on reste entre nous l'auvergnat, Dreyfus, Ovni, moi et les autres. On s'accommode de tout; il y a des jours où par osmose je suis plus noir que Dreyfus; mais un parisien, vous rigolez... Si au moins il avait fait un effort, si il avait piqué une bonne colère lorsqu'on lui prenait ses sous aux cartes, ou lorsqu'on pinçait les fesses de sa femme; mais non rien, alors nous quelqu'un qui n'a pas de sentiments en dehors de ses yeux de merlan frits et de son nœud papillon noir, on peut pas l'aider et donc on peut pas l'aimer. Mais ici celui là, il a pas l'air parisien.

- enfin vous êtes là.

Il s'est tourné vers un assistant.

- allez me chercher le livre d'il y a vingt ans.

Lorsque le livre est arrivé, je lui ai demandé.

- c'est quoi ce livre ?

- le livre des réservations.

- mais j'ai rien réservé

- quelqu'un d'autre s'en ai chargé pour vous il y a vingt ans, et depuis vous aviez disparu et nous on a gardé la place depuis vingt ans.

J'étais impressionné. Quelqu'un qui vous cherche pendant vingt ans, c'est quoi à votre avis ?

- merci de m'avoir attendu

- bon, voilà, vous suivez ce chemin, vous allez arriver à un jardin avec des fontaines avec plein de gens, vous pouvez vous arrêter pour un jour ou deux pour vous reposer mais pas plus. Après ça vous continuez et vous allez arriver à un grand parc, donnez leurs ce papier à l'entrée, on vous donnera tout ce dont vous avez besoin et on vous montrera votre place. 

Et me voilà reparti, toujours avec ces salo­peries de sandales; mais j'ai rien dit au barbu j'ai senti que ça lui ferait de la peine.

Il est bien le premier jardin, plein de gens partout mais avec une impression de respirer comme chez nous les jours de grand vent. Les gens qui sont ici sont tous bien gentils; il y en a un qui vient par ici, il est chauve, et il a des lunettes rondes, il porte un drap autour de lui. Je me tourne vers un type qui passe.

- excusez moi mais je viens d'arriver, c'est qui cet homme?

- c'est Gandhi, il s'est occupé de l'Inde dans le temps. Moi c'est Michel Ange.

- mon bon monsieur, j'admire votre coup de pinceau tous les matins, c'est sublime. Gandhi j'en ai un peu entendu parler mais je l'ai pas connu. Ça vous ennuierait de me faire visiter ?

- allez venez. Là c'est Rimbaud et Baudelaire. Ils sont arrivés il y a un bout de temps. Ils se désolent car ici ils n'arrivent plus à écrire. C'est des poètes mais en passant l'entrée ils ont perdu l'inspiration. En fait c'est parce qu'ils venaient de trouver.

Là c'est les juifs, ils restent entre eux. Très aimables bien qu'ils aient fait quelques mauvaises rencontres en chemin.

Là c'est Einstein, un homme qui est presque arrivé à la porte sans avoir été appelé. Il a fallu décréter l'état d'urgence. On l'a échappé belle.

Là c'est Romain Gary. Il est torturé cet homme. Il est fait de deux moitiés, une juive et une autre et chacune tire de son côté. Des jours il va dans le parc au dessus mais il peut pas y rester et il revient en pleurant; on sait pas pourquoi, certains disent de dépit parce qu'il peut pas rester là bas et d'autres que c'est la douleur de ses deux moitiés qui l'écartèlent. Moi je crois plutôt que c'est à cause de ce qu'il a vu dans le parc.

Là c'est Moïse, vous savez, celui qui s'est fait les égyptiens à l'eau douce. Après ça il a traversé le désert et le soleil l'a eu à l'usure, il a pas toute sa tête. Là c'est Georges.

- je le connais. Nous avons un ami commun. Mr Georges permettez-moi de vous donner le bonjour de la part de l'auvergnat. Son visage s'est éclairé du dedans.

- il va bien ?

- oh oui. Il fait toujours du feu.

- alors ça marche quand même un peu. Merci.

Il a pris un drôle d'air quand il m'a dit ça, comme de la malice.

- là c'est Gauguin. Il avait une drôle de chose en dedans, on a jamais su. Maintenant il va bien. Là c'est Luther King.

- ah oui le champion de boxe.

- non, vous confondez avec Mohamed Ali. Enfin je peux pas tous vous les présenter, il faudrait du temps mais vous devez repartir.

- juste un instant, qui c'est cette femme là ?

- mère Thérésa. Ca c'est un cas. Elle avait sa place dans le parc mais elle a obtenu par faveur spéciale de rester dans le jardin. Voilà et bon voyage.

Je repars à l'instant et en à peine le temps de le dire j'arrive à l'entrée du parc. C'est bizarre car il m'a semblé bien grand ce jardin, il doit y avoir du Léonard là dessous, vous savez celui de grain-vich. Je leurs ai montré mon papier, ils ont vérifié et ils m'ont dit.

- rien à déclarer ?

- non, ma foi, non

- votre foi c'est normal, mais ça c'est quoi ?

- ça c'est mon air con, un souvenir; si je pouvais le garder ça me ferait tellement plaisir.

- bon ça va, passez.

C'est beau ici, tous ces arbres bruissant sous le souffle du vent. Il y a du monde mais pas trop.

Tiens Napoléon et Hitler qui discutent de leurs expériences respectives en Russie. Tiens Franco qui porte une curieuse cravate en chanvre, original; remarquez après avoir passé une bonne partie de sa vie à en distribuer, c'est normal qu'il en ait une. Tiens Maotsetoung (à vos souhaits!) avec son drôle de petit livre rouge qu'il a paraît-il fait imprimer pour intoxiquer tous les Chinois. Vous voyez le travail. Il a pas eu le temps de terminer mais on peut pas lui en vouloir, il a vraiment essayé. Lénine et Staline qui semblent s'être réconcilier se promènent ensemble.

J'en vois des gens comme ça sans discontinuer et chaque fois sans les avoir connu je les reconnais instantanément.

Ce matin je suis tombé sur le carré d'as. Vous savez bien Jacques, Valéry, François et Jean-Marie. Ils jouaient aux cartes. Je me suis approché. Ils jouaient à la belote et se payaient avec des morceaux de France, des ministres, des votes. Tiens je te donne Marseille et tu me donnes Lille. C'est pas possible Jacques, c'est les deux bouts de l'autoroute, par contre je te rends Bordeaux que tu as perdu hier... étonnant. Mais qu'est ce que c'est que ce bruit, on dirait la locomotive qui recommence. Je m'approche d'un jardinier.

- dites moi c'est quoi ce bruit ?

- ça c'est ceux qui sont arrivés il y a un mois. Plusieurs milliers d'un coup avec Reagan à leur tête, vous savez l'acteur d'il y a cinquante ans.

- oui je me souviens, pas fameux et on dit que ça s'est pas arrangé. Mais comment ça s'est passé ?

- ils étaient tous à Washington à hurler qu'­ils connaissaient Dieu et que tous ceux qui ne les écouteraient pas, rentreraient pas au paradis. Là dessus il paraît qu'un arabe français qui passait par là...

- ça se peut pas; ça n'existe pas un arabe français, ou il est français ou il est arabe, choisissez.

- bon un arabe qui passait par là, est entré à la maison blanche et il a joué avec les boutons et il a appuyé sur le rouge.

- celui de la bombe astronomique...

- non celui là c'est le plus gros et Reagan le gardait dans sa poche même que ça faisait une bosse. Non un plus petit qui était là pour faire sauter Washington au cas où les russes voudraient prendre la statue de la liberté. Bien sûr le gouvernement aurait été à l'abri avant mais l'imprévu est arrivé et ils sont tous partis en fumée et le vent les a poussés jusqu'ici.

- dites, vous voulez pas qu'il soit un peu français votre arabe, après une aussi bonne action ?

- Maintenant ils ont fait un parlement, ils ont élu Reagan chef du parlement et ils discutent. Ils ont passé une loi qui dit que ceux qui sont pas baptisés peuvent pas rentrer dans le parc. C'est pour ça que vous avez rencontré les autres dans le jardin. Et ils continuent tous les jours " c'est nous qu'on l'a trouvé et on vous le donnera pas ". C'est dommage parce que moi j'aimais bien jardiner quand il y avait les autres, maintenant je pense à me faire transférer dans le jardin parce qu'ici c'est plus pareil.

- on peut se faire transférer ?

- il faut une bonne raison mais moi j'ai des relations.

- dites, vous voulez pas m'aider à me faire transférer ?

- pourquoi, vous venez d'arriver.

- oui, mais je ne supporte pas ce bruit de locomotive incessant.

- là je vous comprends. Bon venez j'ai rendez-vous dans une heure avec Lui et j'essaierai de vous faire passer avec moi. Normalement il faut passer devant la commission et ça prend des mois. Mais un jour Il m'a dit en regardant mes fleurs "un homme qui soigne ses fleurs avec autant d'amour peut venir me demander n'importe quoi ". J'ai remercié mais à l'époque je n'avais besoin de rien, mais maintenant avec ce parlement, enfin ça va cesser.

On arrive devant une grande porte ouverte. On passe et on ne nous dit rien. Puis on arrive dans un bureau où il y a une secrétaire. Le jardinier murmure entre ses dents.

- Laisse-moi faire, je la connais.

Et le voilà qui sort un bouquet de roses de derrière son dos et les lui offre.

- oh qu'elles ont belles, mais vous devez avoir quelque chose à me demander vous...

- ben, mon copain Victor là, il voudrait Lui parler; aussi si vous pouviez fermer les yeux le temps qu'il passe...

- vous savez que je ne peux pas.

- je sais mais j'avais pensé que pour moi...

- comment il s'appelle votre copain ?

- Victor.

- bon j'ai trouvé, il y a un Victor Hugo qui a un rendez-vous mais il est en retard, je dirai que je me suis trompé. Allez-y.

Et nous sommes entrés dans la pièce à côté. Il est là assis dans un fauteuil. Je peux pas vous le décrire à part une particularité intéressante, il change de couleur sans arrêt blanc, jaune, noir.

- alors jardinier, comment vont tes fleurs ?

- bien mais elles se plaignent du bruit qui est là depuis un mois et elles voudraient que je les transplante dans le jardin en bas.

- oui je sais, moi aussi ce bruit me fait mal, mais enfin c'est d'accord tu peux y aller quand tu veux.

- merci

- et toi Victor Hugo que veux-tu ?

Je rougis jusqu'aux oreilles, je bafouille :

- excusez-moi d'abord d'avoir utilisé ce stratagème mais il fallait que je vous parle...

- comment êtes vous passés devant ma secrétaire ? Le jardinier vient à mon secours.

- je lui ai offert des roses.

- je comprends. Bon, puisque tu es là, Victor, parle bien que ce ne soit pas très catholique comme manière de faire, ni très orthodoxe d'ailleurs. Enfin je ne proteste plus, vas y.

- et bien voilà. Je suis arrivé il y a quelques heures et je ne me sens pas à l'aise; c'est ce bruit qui me gêne. Si je peux me permettre, comment pouvez-vous supporter tout ça?

- mal, très mal. Mais nous sommes dans une période de transition, nous sommes en train de réviser tous nos textes heureusement que le Saint-Esprit secrétaire nous donne un coup de main. Alors je n'ai pas trop le temps de m'occuper d'eux mais je sens monter en moi une de ces colères, un peu comme tu as eu lorsque tu as su que Marie-France ne sourirait  plus à cause des tapis verts. Le jour où elle va exploser je vais les balayer d'un coup. En attendant tu peux partir. Si tu ne connais personne, va voir messieurs Gandhi et King, ce sont des hommes avec lesquels il fait bon de passer un moment. Si tu vois Georges dis lui que lors­qu'il chante certaines chansons comme le gorille, ou autres, il faudrait qu'il baisse le ton; mais surtout qu'il ne s'arrête pas, je ne veux pas qu'il se taise. Mais dis-moi qu'as-tu dans ta poche ?

- ça c'est une liqueur d'impossible. C'est mon père qui m'en a laissé la recette que j'ai moi même laissé au petit de Dreyfus avant de partir. C'est étonnant je n'ai eu toute ma vie qu'à regarder la bouteille et la montrer à ma famille et cela a tenu du miracle...

- si ça ne t'ennuie pas les miracles c'est mon rayon...

- bien sûr, c'était manière de parler. Un jour il y avait quatre hommes qui voulaient faire un mauvais sort à Paulette mon amie chauve pour une sombre histoire de lit mal partagé; j'en ai bu une gorgée et ça a dû me sortir par les yeux car ils ont reculé et le plus incroyable c'est que je leur ai seulement serré la main.

- tiens laisse moi goûter, je risque d'en avoir drôlement besoin avant de serrer la main à Reagan.

- allez-y je pense que je n'en aurai plus besoin.

- mais... c'est de l'eau

- je ne vous ai jamais dit le contraire.