L'homme marchait seul, cherchant l'homme qu'il était avant le commencement du monde.

Charlotte O'Streack



charlotte.ostreack4@gmail.com

LIENS

https://www.de-plume-en-plume.fr/

https://www.loree-des-reves.com/

https://www.atramenta.net/

https://www.monbestseller.com/

https://www.oniris.be/

https://www.secondsexe.com/

 

 

 

 

 

 

LE VEUF

 

Il marche juste derrière la voiture noire. Ils sont des centaines derrière lui, d'abord par deux puis par petits groupes, puis le troupeau. Leurs fleurs recou­vrent la voi­ture qui avance au pas.

Il perçoit les ray­ons du soleil à travers ses lunettes som­bres.

C'est pratique d'être le veuf, on ne vous emmerde pas, pense-t-il; et il retient de justesse un sourire.

Et pourtant il est triste, de cette tristesse qui ne veut pas de témoin. Et puis sa tristesse n'est pas une tris­tesse d'en­terrement. Il ne pourrait pas leurs dire à tous que ce n'est pas la tris­tesse d'avoir perdu Valérie qui le submer­ge.

Ils ne com­prendraient pas, ils croiraient tous qu'il n'a pas de cœur, qu'il ne l'aimait pas, qu'il avait menti tout au long de ces années.

Alors il ne peut pas sourire, il ne peut pas penser à elle sans sourire alors il ne pense pas. Il marche.

Les voitures qui viennent en sens inverse ralentissent. Un homme qui les croise sur sa mobylette enlève sa casquette d'un geste ample et cérémo­nieux.

Il ne peut pas leurs en vouloir mais toutes leurs larmes l'ont séparé de Valérie. Cela a toujours été ainsi.

Elle n'a jamais été à lui que lorsqu'ils étaient seuls, lors­qu'ils disparaissaient pendant des mois, vivant de peu et de rien, parcourant le monde à la recherche des plus beaux couchers de soleil.

Ils ont toujours su tous les deux s'é­chapper, s'évader, s'en­fuir sur un coup d'œil; descendant toujours à la gare où personne ne les attendait. Comme deux enfants, tout au long de ces années, ils ont vécu dans leur monde au milieu de celui des autres.

Les autres ont tou­jours pudique­ment tourné la tête lorsqu'ils s'échap­paient vers un bosquet comme deux collégiens.

S'il leurs racontait Valérie, ils ne le croiraient pas. Peut-être l'excuse­rait-on, vous comprenez avec cette douleur... Et pourtant elle est née chez eux, a grandi parmi eux jusqu'à ce qu'un jour il la prenne par la main dans la rue.

"Comment l'avez vous connu?"

Vous ne pouvez pas répondre "Il m'a pris la main dans la rue et ça dure depuis des années"

Ces choses là sont incompréhensibles pour la plupart.

Valérie n'avait pas voulu les quitter; à quoi bon di­sait-elle, vivons comme nous le voulons. N'importe où nous se­rons tous les deux rien ne pourra nous gê­ner.

Puis il y avait eu les larmes. Les larmes pour toutes les cho­ses tristes et les choses gaies qui pour eux sont sou­vent les mêmes choses.

Les larmes se respectent, elles sont le con­traire du scandale.

Il y avait eu le mariage. Ils n'avaient pas vu qu'au mi­lieu de leurs tartes à la crème, un autre mariage était célé­bré par deux inconnus dont les yeux n'étaient pas assez grands.

Les larmes encore à l'église. Et puis l'espèce de blanc dans la cérémonie parce qu'ils étaient perdus dans les yeux l'un de l'autre et les toussotements du prêtre pour les rappeler à l'ordre, et le geste qu'il avait eu lui pour faire signe au cure­ton que ce qui se passait ici ne les concernait pas vraiment et qu'ils feraient aussi bien de continuer leur cérémonie.

Et cette journée dont la tradition veut que l'on s'é­chappe tard le soir; cette journée qu'il n'avait pu sup­porter; les regards aux sourires crispés lorsqu'il avait pris Valérie dans ses bras et, la portant, avait tra­versé les jardins envahis par la foule des invités; il avait monté les marches du perron pour dis­paraître dans une chambre dont ils avaient fait leur chambre pour quel­ques heures.

Cela avait toujours été ainsi depuis. Cette famille trop connue, envahissante, qu'ils n'avaient jamais cessé de cho­quer. Mais ils lui avaient résisté, ils en avaient fait un original, presqu'un snobisme, "vous savez ces écrivains ne sont pas exactement comme nous "

Bien sûr Valérie et lui auraient pu partir mais pour­quoi lorsqu'ils pouvaient vivre tous les deux au milieu de tous sans les voir.

Pourtant Valérie avait eu des moments de faiblesse, des moments où leurs larmes avaient trop de poids et il la sentait perdre pied. Il la voulait heureuse et ils restaient au milieu de tous. Elle sem­blait éprouver un malin plaisir à leurs faire sentir sans en avoir l'air que le fil qui la rattachait à eux était fragile.

Les années avaient passé, ajoutant régulièrement des inci­dents cocasses à la liste des choses qui ne se font pas et que lui et Valérie faisaient avec une régu­larité et une spontanéité désarmantes.

Ce n'était pas vouloir choquer, c'était faire ce qu'ils voulaient, c'était ne pas dépasser une ligne au delà de laquelle on ne peut plus avaler ses propres compromissions.

Pour eux ça se terminait là derrière cette voiture qui avan­çait au pas entre les tombes. Eux après l'en­terrement ils regarderaient les photos jusqu'à la tous­saint qu'ils vien­draient célébrer en portant des fleurs sur la tombe. Pour lui ça ne se terminait pas.

Depuis tous ces mois , ces jour­nées, il avait tout oublié sauf Valérie. Elle lui avait dit un jour "Si je meurs avant toi, garde le sourire, con­tinue à découvrir tout ce qu'il y a à connaître, raconte le moi".

Depuis hier où on l'avait sortie de la carcasse de la voi­ture, il avait ce sourire en lui, il le cachait derrière ses lunettes. Depuis hier ils la lui avaient reprise mais ils ne savaient pas car pour eux tout al­lait être souvenir, larmes et photos jaunissantes.

Le prêtre qui les avait mariés, bénit le cercueil que l'on descendit dans la terre.

Il s'approcha avec une poignée de terre dans la main droite et dans un seul mouvement, il enleva ses lunettes et jeta la terre dans les airs, laissant éclater le plus beau sourire qu'il eut jamais fait.