L'homme marchait seul, cherchant l'homme qu'il était avant le commencement du monde.

Charlotte O'Streack



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EXTRAIT

 

 

Chapitre I

 

 

 

 

Il roulait depuis le matin sous la pluie qui semblait ne  devoir jamais finir. Il jeta un coup d'œil à la carte routière posée sur le siège à côté de lui. Il y avait deux groupes de croix marquant des localités; les premières étaient situées  près de Montargis, les autres à l'est d'Auxerre.

 

Il avait décidé de s'offrir, si ce n'est une année, du moins quelques mois sabbatiques. Il avait décidé de cette pause  depuis longtemps et comme bien d'autres, il l'avait remise à plus tard, jusqu'à ce que son goût du départ ne supporte plus de retard.

 

Sa vie ronronnait entre un métier, qui ne l'excitait plus, et un célibat renouvelé après une longue histoire dont il avait fini par se remettre.

 

Depuis le matin il visitait maison après maison désireux de trouver un endroit où il puisse séjourner quelques mois à l'écart de la ville, un peu à l'écart de la vie.

Aux questions des propriétaires qui lui demandaient ce qu'il recherchait, il était bien incapable de répondre, tant il laissait à son intuition le soin de le guider; il n'avait pas déterminé les éléments indispensables qui devaient se trouver dans le logement, se fiant plutôt à ce qu'il ressentait face aux gens et à l'endroit.

 

Il y avait aussi bien sûr une composante financière, n'ayant pas des réserves inépuisables pour passer les quelques mois de parenthèse qu'il s'offrait.

 

Le matin il avait laissé passer plusieurs maisons pour les raisons les plus diverses, de la propriétaire qui vantait sa cheminée mais ne voulait pas que l'on s'en serve tout le temps, à l'autre qui ne semblait pas tranquille devant le fait qu'il n'avait pas d'emploi fixe en France.

 

* * *

 

Les essuie-glaces avaient du mal à faire face aux trombes d'eau. Le ciel bouché, semblait vouloir déverser en une seule fois toute l'eau que le pays n'avait pas reçue depuis des mois.

 

Il dépassa  Chateaurenard,  Charny, Toucy et  finalement entra dans Auxerre. Pour des raisons qu'il aurait été incapable  d'expliquer, cette ville avait toujours évoqué la tristesse dans son esprit; cette espèce de tristesse due à la pesanteur, à l'immuabilité de certaines choses, comme si nombre de cités ne  souriaient  pas et s'étaient refermées sur elles-mêmes; elles n'opposaient plus aux époques, qui ne cessaient de les agresser, qu'un noyau qui n'en finissait plus de durcir dans son stérile immobilisme.

 

Il fut surpris de découvrir une ville plus  dynamique et  plus claire que l'image qu'il s'en était fait. Même la pluie ne parvenait pas à étouffer les rues du centre ville.

 

A la  sortie d'Auxerre il prit la direction de Chablis,  où il ne s'arrêta pas continuant vers l'est, vers Tonnerre.

 

Il visita des villages pour lui inconnus, mais il retrouva un peu cette atmosphère qui lui avait tant manquée dans les villages  Nord-Américains qui ne sont qu'un assemblage de maisons.

Même déserts, les vieux villages français ont quelque chose que l'on ne retrouve pas là bas; peut-être est ce dû aux vieilles pierres qui, après des millénaires à écouter, finissent par parler à leur manière en suintant toutes ces vieilles histoires, qui se transmettent de génération en génération.

 

Il visita une petite maison à Pimelles; superbe mais au dessus de ses moyens. Il fit un arrêt à Lézinnes, mais il lui parût  impossible de vivre pendant six mois auprès du vieux couple dont les yeux inquisiteurs brillaient de cupidité.

 

En remettant sa voiture en marche il réalisa que le jour tombait et qu'il n'aurait guère le temps de voir que deux autres maisons. Il prit la direction d'Argenteuil sur Armançon, à quelques kilomètres de Lézinnes.

Le petit village de pierres, niché au creux d'un méandre de la rivière, était désert et on aurait pu croire qu'il était mort si certaines fenêtres aux volets encore ouverts, n'avaient laissé passer une chiche lumière.

Il se  rendit  à l'adresse qu'il avait obtenue auprès des logis de France ; c'était une maison à l'aspect neuf, un peu en dehors du village. Si elle avait été dans le village elle aurait dépareillé l'ensemble qui était très homogène, mais seule en haut d'un chemin, à proximité du cimetière, elle avait belle allure.

 

Habitué qu'il était depuis le  matin à rencontrer des personnes  relativement  âgées  et  pour  le  moins rustiques, il fut surpris de voir la jeune femme qui lui ouvrit.

- Mme Vantin s'il vous plaît.

- C'est moi, bonjour.

- Bonjour. On m'a dit que vous aviez un logement disponible pour quelques mois.

- Entrez donc, il fait meilleur dedans, répondit la jeune femme en observant l'inconnu.

 

Elle fut séduite par ses yeux verts délavés sous ses épais sourcils noirs. Il était de taille moyenne, mais ses larges épaules lui donnaient un air plus petit. Sa chevelure très foncée était épaisse, et ses cheveux étaient plus longs que la mode ne le préconisait.

Il s'avança, appréciant la chaleur de l'entrée et ayant du mal à garder un air détaché. Il ne le réalisa que plus tard, mais cette femme l'avait séduit dès le premier regard.

- Vous cherchez donc un logement?

- Oui, pour quelques mois.

- J'ai en effet quelque chose mais ce ne sera pas libre avant le dix novembre.

- Ce n'est pas un problème, puis-je le voir?

- Pas ce soir j'en ai peur, parce que les occupants sont là; mais je peux vous montrer des photos.

 

Joignant le geste à la parole elle sortit des photos d'un buffet et les tendit à Philippe. Ils discutèrent un moment des conditions, et  elle  décrivit  la petite maison, complétant ainsi ce que les photos montraient.

 

- Je ne peux vraiment pas la voir?

- Laissez moi votre numéro de téléphone, je vais essayer d'arranger ça pour demain soir; ça va?

- Pas de problème, je vous revois donc demain.

 

Lorsque Philippe sortit, il faisait complètement nuit. Il traversa le village et prit la direction d'Ancy le Franc.

A la sortie d'Argenteuil la route montait légèrement et il eut sous les yeux tout le village; s'arrêtant un instant, il eut la certitude qu'il avait trouvé le lieu qu'il cherchait et qu'il y serait bien. Il décida d'oublier l'adresse suivante et de rentrer à Paris.

 

Le lendemain il ne jeta qu'un coup d'œil rapide au petit logis de la rue Champ Charlot, ne voulant pas déranger les occupants, et sûr au fond de lui même que sa décision était prise.

                                                                                                                                                                 Alors qu'il habitait  encore  Toronto,  il  avait déjà pratiquement choisi la Bourgogne comme étape dans son retour en France. Il ne savait pas pourquoi, excepté qu'il avait cherché un endroit peu touristique, et qu'il ne connut pas particulièrement.

Parti de France depuis dix  ans,  il  ne voulait pas s'installer dans un endroit qu'il connaissait,  ayant la sourde impression qu'il ne cesserait de comparer avec  une autre  époque.  Il ne voulait pas ajouter cette comparaison aux souvenirs, aux changements importants qu'il percevait en France sans pour autant pouvoir les décrire d'une manière claire.

 

Bien sûr s'installer dans un village de deux cents soixante douze habitants n'était peut être pas la meilleure manière de se réintégrer mais il préférait y aller à petits pas, se souvenant douloureusement de ses premiers mois au Canada dix ans auparavant.

Ce retour  était comme une autre immigration, et  il savait qu'il y aurait des moments difficiles;  et il était convaincu que le proverbe qui dit: "Un homme avertit en vaut deux", était on ne peut plus faux.

 

* * *

 

Philippe se réveilla un peu déprimé sans aucune raison; depuis deux jours qu'il était là il trouvait les levers très difficiles.

Le changement d'environnement, le fait de ne plus avoir d'heures à respecter, de personne à qui rendre des comptes était un plaisir mais en même temps il réalisa que, même  s'il contraint, un cadre soutient parfois et évite bien souvent les errements.

 

Tout en prenant son café au son de Mendelssohn, il décida d'établir un genre de routine afin de ne pas sombrer dans un désœuvrement stérile et qu'il savait pernicieux.

"D'abord faire tous les jours un peu d'exercice, ce qui m'éclaircira les idées et améliorera mon tour de taille qui commençait à déplaire à ma dernière amante. Ensuite tous les jours, si possible, travailler à ma traduction; ce qui d'abord me permettra de gagner un peu d'argent et m'évitera de trop me rouiller, sans parler que cela me gardera un pied sur terre", pensa-t-il.

 

Il pensa une seconde que dès qu'il est libre l'homme n'a de cesse de se trouver des obligations dont il pourra ensuite se plaindre, et qu'il aura de plus en plus de mal à rejeter, tant elles lui servent de confortables excuses pour ne pas avoir à assumer sa liberté.

Cette dernière demande un certain entraînement pensa-t-il en souriant, et si l'on n'y prend pas garde, elle peut devenir une véritable prison.

 

Ayant placé ces balises il se sentit un peu mieux et décida de mettre en pratique ces bonnes résolutions dès ce jour là.

Il enfila un blouson et quitta la petite maison qui, tout en étant en plein cœur du village, était isolée car elle était au bout d'une ruelle.

Il sourit en voyant les moutons qui étaient dans le verger attenant à la maison. Les trois animaux  le regardaient, et son sourire s'accentua lorsque lui vint la pensée, qu'en matière d'intelligence, le mouton avait bien mauvaise réputation.

Il vérifia sa boîte aux lettres tout en sachant qu'elle serait vide, puis il prit la grande rue en direction d'Ancy Le Franc.

La cloche de l'église sonnait onze heures, alors qu'il attaquait la légère côte à la sortie du village.

 

Il repensa à ce qu'il avait éprouvé un mois auparavant lors de sa première visite, et il s'interdit de regarder derrière lui jusqu'à ce qu'il soit en haut de la côte au virage d'où il pourrait avoir la même vue que ce jour là.

 

Il trouva le paysage très paisible et très beau, malgré la grisaille de cette mi-novembre.

Il respira à pleins poumons, comme si cela lui permettait de s'emplir du silence ambiant et de s'en griser. Et dire que certains ne connaîtront jamais cela, pensa-t-il.

 

Après environ quatre kilomètres il traversa Cusy, petit village mitoyen d'Ancy Le Franc.

Les quelques personnes qu'il rencontra le regardèrent avec curiosité et il se sentit un peu étranger sans en ressentir pour autant aucun malaise.

Ces petits villages ne vivent pas au même rythme que le reste du monde, et l'arrivée d'un nouveau visage, même si ce n'est plus un événement, éveille la curiosité.

Il vit un tracteur dans un champ et se souvint des vacances lorsqu'il était enfant et qu'il passait trois mois dans un hameau des Alpes; les machines n'avaient pas encore envahi le paysage et certains agriculteurs n'avaient même pas de tracteur.

Il fallait être nombreux pour rentrer les foins avant la pluie, pour faire les battages qui donnaient lieu à de véritables fêtes. Les enfants fabriquaient des chewing-gum en mâchant de pleines poignées de blé qu'ils étaient chargés de recueillir dans des panières en dessous de la vanneuse qui séparait les grains du son; ils les vidaient ensuite dans des sacs de jute.

Il passait alors des après-midi entiers avec les enfants des paysans à garder les vaches, les champs n'étant pas tous électrifiés. Le quatre-heures était souvent  composé de pommes de terre que l'on faisait cuire sous la braise. 

 

Etre agriculteur était une vie; cela devient un métier, quelquefois bien solitaire. La ferme était le centre d'une petite communauté. Les nouvelles machines, qui facilitent le travail, permettent à l'agriculteur de s'en tirer seul et la ferme ne retentit plus des joyeuses journées, mélanges de travail et de bonheur, qui tout au long de l'été rythmaient la vie paysanne.

A quoi peut bien penser un paysan qui passe sa journée sur un  tracteur à tracer des sillons? Qu'est ce qui peut agrémenter sa journée?

La rencontre d'un inconnu devient alors un petit événement dont on parlera à table, et puis le soir on essaiera d'en savoir un peu plus au bistrot.

 

* * *

 

Après avoir traversé le pont qui enjambe l'Armançon à Cusy, il arriva à Ancy Le Franc.

Le village était un peu plus animé  qu'Argenteuil, à cause des différents commerces. Il trouva la boulangerie qui lui fournit un prétexte à  sa promenade, sous la forme d'un pain de campagne dont il grignota la croûte sur le chemin du retour.

 

Rentré chez lui après ces douze kilomètres il se découvrit une faim de loup, qu'il entreprit de calmer copieusement. Autant pour le tour de taille, pensa-t-il.

 

Le soleil de l'après-midi le poussa à sortir à nouveau, mais cette fois ci prenant un chemin à la sortie du village il se dirigea vers les bois.

Les feuilles qui n'étaient pas encore toutes tombées offraient des couleurs superbes, ce qui lui rappela un peu les Laurentides, mais il chassa ce souvenir  trop frais pour ne pas être un peu mélancolique.

 

Il marchait d'un bon pas comme toujours ne parvenant jamais à prendre une allure de promenade. La marche est un moyen de se déplacer, et que ce fut pour le seul plaisir de bouger n'y changeait rien,  il  marchait toujours comme  s'il avait un rendez-vous urgent.

 

Bientôt il entendit des cris venant des bois encore distants d'un bon kilomètre. Dépassant un virage, il aperçut deux voitures stationnées au bord d'un champ ainsi que trois silhouettes.

 

Pendant les derniers deux cents mètres il se sentit observé et cela l'amusa, se disant que le meilleur moyen de s'intégrer un peu au village était de se montrer et de provoquer les conversations.

 

Bientôt il distingua les fusils  que  les hommes tenaient cassés à la saignée du bras.  Dans d'autres pays leurs vestes de chasse vert feuillage les auraient fait passer pour des guérilleros.

- Où est ce que vous allez comme ça?

- Bonjour, je me promène. Est ce que je suis sur un chemin privé?

- Non mais c'est à vos risques et périls, parce que l'on chasse.

Les cris des rabatteurs n'avaient pas cessé.

- Je sais, mais je ne vais pas dans le bois.

- La route s'arrête ici.

Philippe n'eut pas le temps de répondre, un quatrième chasseur  venait de sortir des fourrés, et il reconnut Claude Vantin, son propriétaire.

- Bonjour, vous allez bien?

- Très bien répondit le chasseur, et vous, bien installé?

- Oui, je faisais une balade mais ces messieurs viennent de m'expliquer que ce n'était pas très recommandé par ici.

Vantin sourit.

- Oui, le week-end on chasse et c'est un peu risqué.

Il fut interrompu par un autre chasseur:

- Là, là regarde

 

Ils tournèrent tous la tête dans la direction désignée; un superbe chevreuil bondissait hors des fourrés et se lançait en terrain découvert faisant des bonds invraisemblables et Philippe se dit qu'il n'avait pas une chance.

Il vit l'un des hommes épauler, suivre l'animal qui semblait voler, mais l'homme baissa son arme et le chevreuil disparût au bout du champ.

- Pourquoi n'avez-vous pas tiré?

- On chasse le sanglier en ce moment, expliqua Claude, les chevreuils on a le temps. Vous devriez venir boire un verre ce soir à la maison.

- D'accord. Où puis-je aller sans risquer de prendre du plomb?

- Descendez plutôt vers la rivière, c'est beau et là vous ne risquez rien.

Philippe remercia et rebroussa chemin.

 

* * *

 

Venu prendre un verre, Philippe était resté pour dîner; ses voyages fascinaient les deux enfants.

On avait ouvert les atlas, on  avait  parlé  des  animaux,  des problèmes linguistiques, du froid qui leurs semblait irréel.

Puis on se mit à parler de vin, du village, des difficultés à garder ce dernier en vie.

- Quelle est la prochaine activité à Argenteuil?

- La  Saint-Eloi, samedi prochain. Il y a une petite célébration à l'église le matin à onze heures, puis un vin chaud et ensuite il y a un repas et on danse. Vous pouvez venir si vous voulez.

- Je vais voir.

 

La soirée avait été chaleureuse et lorsque Philippe rentra chez lui, il se sentait euphorique, les bouteilles de vin n'y étant sans doute pas pour rien.

Pour prolonger un peu cet état, il alluma  un feu, et bourrant sa pipe il s'installa devant la cheminée, après avoir mis Les Saisons de Vivaldi sur la platine.

 

Bercé par la musique, et hypnotisé par les flammes, il se prit à rêver tout éveillé à une vie paisible qui apporterait cette sérénité faite de calme, du goût des choses simples, et du temps qui passe en égrenant les secondes, gonflant chacune d'une importance telle qu'elle finit par exploser, laissant dans la bouche ce goût indicible d'un certain bonheur.